La loi des gènes 
Richard Dawkins 
Article tiré de la revue Pour la Science, Dossier L'Évolution, Janvier 1997

 


Pourquoi la vie? Parce qu’elle assure la survie des gènes.

Charles Darwin ne pouvait « imaginer qu’un Dieu bienfaisant et tout-puissant aurait volontairement créé les Ichneumonidés, avec le dessein arrêté que ces insectes assurent leur subsistance en parasitant l’intérieur du corps vivant des chenilles ». On retrouve ce comportement macabre des Ichneumonidés chez d’autres guêpes, notamment chez les guêpes fouisseuses étudiées par le naturaliste Jean Henri Fabre. Ce dernier rapporte qu’avant de déposer son œuf dans une chenille, la guêpe fouisseuse femelle prend soin d’introduire son aiguillon dans chaque ganglion du système nerveux central de sa proie, afin de paralyser l’animal sans le tuer : ainsi la viande reste fraîche pour les larves à venir. 
Les guêpes parasites maximisent les chances de survie de leur ADN en devenant les prédateurs de chenilles : une guêpe femelle dépose un oeuf dans une chenille préalablement paralysée à l’aide de son aiguillon et, après éclosion, la larve mange la chenille vivante. 

On ignore si la guêpe anesthésie ainsi la chenille ou si son venin, tel du curare, sert seulement à immobiliser la victime. Dans ce dernier cas, la proie peut avoir conscience d’être dévorée vivante de l’intérieur, mais ne peut bouger le moindre muscle pour s’y opposer. Cela paraît d’une cruauté barbare, mais nous verrons que la nature n’est pas cruelle : elle est simplement indifférente. Cette leçon est l’une des plus terribles qui soit pour l’Homme. Nous ne pouvons accepter que la Nature ne soit ni bonne ni mauvaise, qu’elle ne soit ni cruelle, ni bienveillante, mais simplement inaccessible à la pitié : indifférente à toute souffrance et sans but. 

Notre espèce est toujours en quête de la finalité. Il nous est difficile d’observer quelque chose sans en chercher l’utilité, sans nous demander quelle en est la cause ou la finalité. Le désir de trouver une explication à toute chose paraît naturel chez un animal qui vit entouré de machines, d’œuvres d’art, d’outils ou d’autres objets fabriqués, mais chez qui les pensées dominantes sont consciemment tournées vers ses propres buts et projets. Bien que les voitures, les ouvre-boîtes ou les tournevis aient manifestement une fonction, la recherche d’une utilité ou d’une finalité n’est pas toujours légitime ni sensée. Pour des objets, on peut demander : «Quelle est sa température ? » ou « Quelle est sa couleur? » mais cela n’a pas de sens de s’interroger sur la température ou la couleur de la jalousie ou de la prière. De même, on peut se demander à quoi servent les garde-boue d’une bicyclette ou le barrage de la Rance, mais la question de l’utilité ne s’impose pas dans le cas d’un galet, de l’adversité, du mont Everest ou de l’Univers. Aussi sincèrement que ces questions puissent avoir été formulées, elles sont hors de propos. Contrairement aux roches, les organismes vivants et leur organes sont des objets qui paraissent «prédestinés ». De nombreux théologiens, de Thomas d’Aquin à William Paley, ont supposé que le vivant a une finalité. Paley, théologien anglais du XVIIIe siècle soutenait que, si un objet aussi simple qu’une montre ne pouvait être réalisé que par un horloger, à plus forte raison les créatures vivantes, bien plus complexes, ne pouvaient résulter que d’une conception divine. Les créationnistes modernes ont repris ce thème du Grand Horloger sous une forme plus actuelle.

Le mécanisme qui a engendré les ailes, les yeux, les becs, les instincts de nidation et tous les autres éléments de la vie en donnant l’impression qu’ils ont été créés dans un dessein déterminé est aujourd’hui bien connu : c’est la sélection naturelle, exposée par Darwin. Darwin a imaginé que les organismes vivant aujourd’hui n’existent que parce que leurs ancêtres possédaient des caractères qui ont favorisé leur survie et celle de leur progéniture; les individus moins bien adaptés mouraient en laissant moins de descendants, voire aucun. Aussi surprenant que cela paraisse, notre compréhension de l’évolution ne date que d’un siècle et demi. Avant Darwin même les personnes cultivées qui avaient cessé de s’interroger sur le pourquoi des roches, des fleuves ou des éclipses trouvaient encore légitime de poser cette question au sujet des créatures vivantes. Aujourd’hui, seuls ceux qui ignorent 1a science en sont encore là... mais ces « seules » personnes sont la majorité de la population mondiale. 

Dans la théorie darwinienne, la sélection naturelle favorise la survie et la reproduction des individus les mieux adaptés. Autrement dit, elle favorise leurs gènes, qui se reproduisent et se transmettent à de nombreuses générations. Bien que ces deux formulations soient équivalentes, le « point de vue du gène » a plusieurs avantages que l’on perçoit clairement si l’on considère deux concepts techniques : l’ingénierie inverse et la fonction d’utilité. L’ingénierie inverse se ramène au raisonnement suivant : vous êtes ingénieur, et vous avez devant vous un objet que vous ne connaissez pas. Vous supposez alors que cet objet a été conçu pour exercer une fonction, et vous le démontez et l’analysez pour essayer de comprendre le problème qu’il est censé résoudre. Vous vous posez alors des questions telles que : « Si j’avais voulu fabriquer une machine ayant telle fonction, aurais-je réalisé cet objet précis?  » ou bien : « Cet objet pourrait-il être une machine qui a telle fonction? »

La règle à calcul, sceptre des ingénieurs jusqu’aux années 1950, est aujourd’hui un objet aussi désuet que n’importe quel outil de l’Âge du bronze. Un archéologue des siècles à venir qui trouverait une règle à calcul et chercherait sa fonction remarquerait d’abord qu’elle permet de tracer des lignes droites ou de tartiner du beurre. Toutefois, les éléments coulissants centraux sont inutiles sur les règles ou les couteaux à beurre. En outre, les graduations logarithmiques sont disposées trop méticuleusement pour être le fruit du hasard. Il viendrait alors à l’esprit de cet archéologue du futur qu’à un âge précédant celui des calculateurs électroniques, cet objet mettait en œuvre un procédé ingénieux pour effectuer rapidement des multiplications et des divisions. Le mystère de la règle à calcul serait ainsi résolu par l’ingénierie inverse, en faisant l’hypothèse que cet objet résulte d’une conception intelligente et économe. 

La fonction d’utilité, d’autre part, est un concept technique employé en économie : un individu maximise sa fonction d’utilité, laquelle représente sa satisfaction. Les économistes et les sociologues sont comparables aux architectes et aux physiciens, en ce qu’ils cherchent eux aussi à optimiser un facteur. Les utilitaristes s’efforcent de tendre vers « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». D’autres, égoïstement, cherchent à accroître leur propre bonheur au détriment du bien-être général. Si vous soumettez l’attitude de tel ou tel gouvernement à une analyse par ingénierie inverse, vous conclurez parfois qu’il cherche à optimiser l’emploi et le bien-être national ; pour un autre pays, la fonction d’utilité sera, par exemple, la durée du mandat présidentiel, la richesse d’une famille gouvernante, la stabilité au Moyen-Orient ou, encore, le maintien des prix du pétrole. On peut imaginer des fonctions d’utilité variées : aussi comprend-on parfois difficilement ce que visent les individus, les entreprises ou les gouvernements. 
 


La construction d’un guépard
 

Les « MACHINES À SURVIE » que sont les créatures vivantes servent à propager l’ADN. Le guépard est un bon exemple d’une telle machine. 


Dans le cas des êtres vivants, de nombreuses fonctions d’utilité sont envisageables, mais nous verrons qu’elles se réduisent toutes à une seule. Imaginons que les êtres vivants ont été créés par un ingénieur divin et essayons de découvrir, par ingénierie inverse, ce que cet ingénieur a tenté d’optimiser : quelle est la fonction d’utilité de Dieu? Les guépards sont un exemple parfait de créatures qui semblent conçues pour un but précis, de sorte que nous devrions facilement découvrir, par ingénierie inverse, leur fonction d’utilité. Tout en eux semble étudié pour tuer des gazelles : les dents, les griffes, les yeux, le museau, les muscles des pattes, la colonne vertébrale, le cerveau semblent être exactement comme si Dieu, en créant les guépards, avait voulu leur permettre de tuer le plus grand nombre de gazelles. D’autre part, l’ingénierie inverse appliquée aux gazelles révèle de façon tout aussi convaincante qu’elles sont créées pour survivre et faire jeûner les guépards. On pourrait croire que les guépards et les gazelles ont été conçus par deux divinités concurrentes. Car si l’on ne doit qu’à un seul Créateur le tigre et l’agneau, le guépard et la gazelle, à quoi joue-t-il? Est-il un sadique qui se réjouit de jeux sanglants ? Tente-t-il d’éviter la surpopulation des mammifères en Afrique.» Ce sont là des fonctions d’utilité toutes vraisemblables... mais toutes fausses. 

La diversité du vivant est un signe de l’inventivité de l’ADN, qui met en œuvre des techniques originales pour maximiser ses chances de survie. Par exemple, les muscles d’une patte de guépard permettent à celui-ci de poursuivre les gazelles ; de leur côté, les gazelles sont bien équipées pour échapper aux guépards. Dans ce combat mortel les deux animaux font tout pour tenter d’assurer leur survie. 

La véritable fonction d’utilité de la vie, ce vers quoi tout tend dans la nature, c’est la survie de l’ADN. Or, celui-ci n’est pas libre : enfermé dans des organismes vivants, il doit employer les moyens d’action qui sont à sa disposition. Les séquences génétiques présentes dans le corps des guépards maximisent leur chance de survie en poussant les guépards à tuer les gazelles. Les gènes présents dans le corps des gazelles accroissent leur chance de survie en poussant leur « machine à survie » vers un but opposé. La même fonction d’utilité – la survie de l’ADN – explique simultanément la « finalité » du guépard et celle de la gazelle. 

Ce principe explique toute une série de phénomènes qui, autrement, seraient déconcertants. Par exemple, dans de nombreuses espèces animales, les mâles se livrent des combats épuisants et souvent risibles pour attirer les femelles ; leurs investissements en « beauté » semblent tout aussi superflus et pesants. Ces rituels d’accouplement font parfois penser aux concours de beauté, mais ce sont les mâles qui paradent. Les lieux de parades d’oiseaux tels que le coq de bruyère ressemblent aux podiums où l’on élit les Miss : ce sont de petits terrains qu’utilisent les oiseaux mâles pour venir se pavaner devant les femelles. Celles-ci viennent observer les démonstrations fanfaronnes d’un certain nombre de mâles avant d’en choisir un pour s’accoupler. 

Les mâles des espèces pratiquant cette parade sont souvent dotés d’une ornementation bizarre qu’ils affichent tout en effectuant de remarquables saluts, révérences et bruits étranges. Les termes « bizarre », « remarquable », « étrange  » sont des jugements de valeur tout à fait subjectifs : le coq de bruyère mâle, qui se livre à des danses pompeuses, en faisant des bruits de bouchon qui saute, ne paraît probablement pas étrange aux femelles de sa propre espèce, et c’est là l’essentiel. Dans certains cas, les canons de beauté des oiseaux femelles coïncident avec les nôtres : cela donne le paon ou l’oiseau de paradis.

 


La fonction de la beauté

Le chant du rossignol, la queue des faisans, les nuances arc-en-ciel des poissons des récifs tropicaux sont des solutions au problème de maximisation de la fonction d’utilité qu’est la beauté, mais cette beauté n’est pas destinée – sauf par accident – à réjouir les Hommes. Si le spectacle de la nature nous plaît, c’est accessoire. Les gènes des mâles qui séduisent les femelles sont transmis aux générations suivantes. Une seule fonction d’utilité peut rendre compte de tant de beautés : cette grandeur dont chaque manifestation du monde vivant recherche l’optimisation, c’est toujours la survie de l’ADN ; c’est elle qui est responsable de toutes les caractéristiques que vous essayez d’expliquer. 
 

Les caractéristiques physiques utilisées dans le cadre des rituels d’accouplement sont aussi spécialisées que celles utilisées pour la chasse. Beaucoup d’oiseaux, tel le faisan de l’Himalaya, et certains poissons comme le Diagramme oriental affichent des couleurs vives afin d’attirer les partenaires et d’assurer la reproduction de leur ADN. 

Cette fonction rend également compte d’excès mystérieux. Les paons, par exemple, sont alourdis d’une parure si encombrante qu’elle pourrait les empêcher de travailler, pour peu qu’ils en soient tentés, ce qui, en fait, n’est pas le cas. Les oiseaux chanteurs mâles dépensent des quantités considérables de temps et d’énergie à chanter : non seulement leurs chants attirent les prédateurs, mais cette activité leur fait perdre de l’énergie, et du temps qui pourrait être utilisé à reconstituer cette énergie. Un étudiant en biologie, spécialiste des roitelets, racontait qu’un de ses oiseaux mâles avait chanté jusqu’à en mourir. N’importe quelle fonction d’utilité qui viserait la prospérité durable de l’espèce, ou même la survie individuelle d’un mâle particulier, mettrait un frein à tant de chants, à tant de parades, à tant de luttes. 

Or, on explique facilement ces comportements lorsque l’on considère la sélection naturelle du point de vue des gènes et non plus uniquement dans l’optique de la survie et de la reproduction des individus. La survie de l’ADN étant la fonction d’utilité du roitelet qui chante, rien ne peut arrêter la transmission d’un ADN qui n’a d’autre effet bénéfique que de rendre les mâles beaux aux yeux des femelles. Si certains gènes donnent aux mâles des qualités que les femelles de leur espèce trouvent à leur goût ces gènes survivront bon gré mal gré, même s’ils mettent en péril certains individus. 

Nous avons tendance à supposer que la « prospérité » doit être celle du groupe, que le « bien-être » est nécessairement celui de toute la société, de l’espèce ou même de l’écosystème. La fonction d’utilité de Dieu, telle qu’on peut la concevoir d’après l’observation des mécanismes de la sélection naturelle, semble aux antipodes de ces visions utopiques. Il existe bien des occasions où des gènes tendent vers leur prospérité personnelle en programmant une coopération désintéressée entre organismes ou même l’autodestruction de l’organisme qui les abrite. La prospérité du groupe, quant à elle, n’est jamais une orientation majeure : c’est toujours une conséquence fortuite. 
 

Cette hypothèse de l’égoïsme des gènes explique également des excès du règne végétal. Pourquoi les arbres des forêts sont-ils si grands? Parce qu’ils visent à dépasser les arbres rivaux. Une fonction d’utilité « judicieuse » aurait conduit à ce que les arbres soient tous de petite taille : ils bénéficieraient ainsi chacun de la même quantité de lumière solaire, avec une dépense énergétique bien moindre, Si tous les arbres étaient petits, la sélection naturelle ne pourrait faire autrement que de favoriser celui qui aurait poussé un peu plus haut que les autres. 

La hauteur optimale se trouvant ainsi relevée, d’autres arbres se mettraient à en faire autant : rien n’arrêterait la course à la hauteur, jusqu’à ce que les arbres soient devenus exagérément grands. Toutefois, cette croissance ne paraît exagérée et ridicule que si l’on juge avec des critères d’économie et de rationalité, en ne pensant qu’à une efficacité maximale plutôt qu’à la survie de l’ADN. 

De tels effets se retrouvent dans les sociétés humaines. Dans une réception, par exemple, chacun s’égosille pour se faire entendre de son interlocuteur, mais si tous se mettaient d’accord pour chuchoter ils s’entendraient tout aussi bien, en fatiguant moins leur voix.

 

Les plantes, également, entrent en compétition afin de se ménager de meilleures occasions de se reproduire : les forêts tropicales humides s’étirent vers le ciel parce que chaque arbre cherche à obtenir plus de lumière que ses congénères, ce qui lui permettra de se propager.
Malheureusement, ce genre d’accords ne s’obtient que sous la contrainte. Il y a toujours quelqu’un pour rompre égoïstement l’accord en parlant un peu plus fort, si bien que les uns et les autres finissent par en faire autant. Un équilibre stable n’est atteint que lorsque chacun crie au maximum de ses possibilités, c’est-à-dire beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire, d’un point de vue rationnel. Une fois de plus, une coopération avec une certaine dose de contrainte est compromise par son instabilité intrinsèque. La fonction d’utilité de Dieu est rarement le plus grand bien possible pour le plus grand nombre d’individus. Au contraire, elle trahit son origine en faisant naître une bousculade désordonnée pour un profit personnel. 
 
 


Un univers d’indifférence

Revenons à notre pessimisme initial : l’optimisation de la survie de l’ADN n’est pas une recette du bonheur. Du moment que l’ADN est transmis, il importe peu que sa transmission se fasse au détriment de quelqu’un ou de quelque chose. Les gènes ne se préoccupent pas de la souffrance, parce qu’ils ne se préoccupent de rien. 

Pour les gènes de la guêpe fouisseuse, il est préférable que la chenille soit vivante et fraîche, lorsqu’elle est dévorée, quelle que soit sa souffrance. Si la Nature était bienveillante, elle aurait fait au moins une concession mineure en prévoyant d’anesthésier les chenilles avant qu’elles ne soient dévorées vivantes de l’intérieur. La Nature n’est ni bienveillante ni malveillante ; elle n’est ni un adversaire ni un partisan de la souffrance. La Nature ne s’intéresse pas à une souffrance plus qu’à une autre, sauf si elle a des conséquences sur la survie de l’ADN. On pourrait imaginer, par exemple, l’existence d’un gène qui calmerait les gazelles lorsqu’elles sont en train de souffrir d’une morsure mortelle. La sélection naturelle favoriserait-elle ce gène? Sans doute pas, à moins que le fait de tranquilliser ainsi une gazelle n’augmente les chances de transmission de ce gène aux générations suivantes. Comme il est difficilement imaginable qu’il en soit ainsi, nous devons supposer que les gazelles connaissent une angoisse et des souffrances terribles lorsqu’elles sont poursuivies à mort, ce qui est le lot de beaucoup d’entre elles. 

La quantité totale de souffrance qui est vécue chaque année dans le monde naturel défie toute observation placide : pendant la seule minute où j’écris cette phrase, des milliers d’animaux sont mangés vivants ; d’autres, gémissant de peur, fuient pour sauver leur vie ; d’autres sont lentement dévorés de l’intérieur par des parasites ; d’autres encore, de toutes espèces, par milliers, meurent de faim, de soif ou de quelque maladie. Et il doit en être ainsi. Si jamais une période d’abondance survenait, les populations augmenteraient jusqu’à ce que l’état normal de famine et de misère soit à nouveau atteint. 

Dans un univers peuplé d’électrons et de gènes égoïstes, de forces physiques aveugles et de gènes qui se répliquent, des personnes sont meurtries, d’autres ont de la chance, sans rime ni raison, sans qu’on puisse y déceler la moindre justice. L’univers que nous observons a très exactement les caractéristiques attendues dans l’hypothèse où aucune idée n’aurait présidé à sa conception, aucun objectif, aucun mal et aucun bien, rien d’autre qu’une indifférence excluant toute compassion. Comme l’écrivait ce poète malheureux que fut A. Housman : 

La Nature, qui est sans coeur et sans esprit 
Ne veut ni se soucier ni connaître.

L’ADN, lui non plus, n’est capable ni de sentiments ni de connaissance. Il existe, c’est tout. Et c’est lui qui nous impose sa loi. 
 
 
 

LE GRAND NIVELEUR 
 

Pour les organismes multicellulaires, l’une des façons de maximiser les chances de survie de leur ADN consiste à ne pas gaspiller d’énergie pour assurer un fonctionnement prolongé de leurs organes. Les constructeurs d’automobiles agissent de même. Nicholas Humphrey, de l’Université de Cambridge, raconte qu’Henry Ford, le saint patron du rendement industriel, chargea un jour une équipe d’explorer les dépôts de pièces usagées de voitures dans toute l’Amérique pour vérifier s’il n’existait pas des pièces de la Ford Modèle T qui n’auraient jamais montré de défaut. Ses inspecteurs revinrent avec des rapports sur presque toutes les sortes de pannes concernant des axes, des freins, des pistons, etc. : toutes ces pièces étaient responsables de quelques défauts de fonctionnement. À une remarquable exception près, soulignée dans les rapports : dans toutes les voitures usagées, les chevilles maîtresses auraient eu bien des années supplémentaires de bon fonctionnement. Avec une logique implacable, Ford conclut que ces pièces-là, sur la Ford Modèle T, étaient de trop bonne qualité pour l’usage qu’on leur demandait et exigea qu’à l’avenir elles soient fabriquées avec des spécifications moins rigoureuses. 


LA FORD MODÈLE T, tout comme les êtres vivants, n’était pas destinée à durer éternellement C’est pourquoi il aurait été ridicule de gaspiller de l’argent en l’équipant de pièces indestructibles.


Sans doute n’avez-vous, comme moi, qu’une idée assez vague du rôle technique des chevilles maîtresses mais là n’est pas la question. Elles sont l’une des pièces nécessaires au fonctionnement des voitures, et la réaction apparemment brutale de Ford était, en fait, on ne peut plus logique. L’autre solution possible était d’améliorer toutes les autres pièces de la voiture pour les amener aux normes de qualité des chevilles maîtresses. Dans ce cas, la voiture construite par Ford n’aurait plus été un Modèle T, mais une Rolls-Royce, ce qui n’était pas le but de l’opération. Il est tout à fait respectable de construire une voiture telle qu’une Rolls-Royce, et il en est de même pour un Modèle T, mais à un prix différent. L’astuce consiste à être certain que toute la voiture est construite aux normes de qualité d’une Rolls-Royce ou au contraire à celles d’un Modèle T. La pire solution est la réalisation d’une voiture hybride, dont certaines pièces ont la qualité du Modèle T et d’autres celle requise pour une Rolls-Royce, car la voiture sera hors d’usage lorsque la plus vulnérable de ses pièces lâchera, et l’argent dépensé pour la fabrication des pièces de haute qualité, qui n’auront pas eu le temps de s’user, sera gâché. 

La Ieçon donnée par Ford est applicable avec encore plus de pertinence aux corps vivants qu’aux voitures, car, dans celles-ci, les différents éléments peuvent, dans certaines limites, être remplacés par des pièces détachées. Les singes et les gibbons, qui passent leur vie dans les hauteurs des arbres, courent en permanence le risque de tomber et de se rompre les os. Supposons que nous ayons chargé une équipe d’examiner le corps des gibbons et d’évaluer la fréquence de rupture de chacun des os principaux. S’il apparaissait, par exemple, que chaque os s’est brisé au moins une fois, sauf le péroné (ce petit os qui est situé parallèlement au tibia), qui jamais ne se serait cassé chez aucun gibbon, la consigne d’un Henry Ford de la Création aurait alors été, sans hésitation, de faire redessiner ce péroné avec une norme de qualité inférieure. 

C’est ce que réalise la sélection naturelle : des individus mutants, avec un péroné de qualité inférieure et des caractéristiques de croissance telles qu’une moindre quantité du précieux calcium serait fourni à cet os, pourraient utiliser le matériau ainsi économisé pour épaissir d’autres os de leur corps et atteindre alors la constitution idéale où aucun os n’a plus de chance qu’un autre de se rompre. Ou bien ces individus pourraient utiliser le calcium ainsi économisé pour produire davantage de lait et élever davantage de jeunes. L’animal peut prélever en toute sûreté une couche d’os sur son péroné, au moins jusqu’au point où ce dernier présente un risque de rupture à peu près égal au risque de rupture de celui des autres os qui a la plus grande durée de vie. L’autre solution – la « solution de la Rolls-Royce », qui consisterait à porter tous les autres organes aux normes de qualité du péroné – est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre. La sélection naturelle nivelle ainsi la qualité aussi bien vers le haut que vers le bas, jusqu’à ce qu’un équilibre satisfaisant soit obtenu entre toutes les parties du corps. Vus sous l’angle de la sélection naturelle, le vieillissement et la mort sont les conséquences peu réjouissantes de cette recherche d’équilibre. Nous sommes les héritiers d’une longue lignée d’ancêtres jeunes, dont les gènes assuraient la vitalité au cours des années de reproduction, mais pas la moindre provision de vigueur pour les années suivantes. Jeunesse et santé sont indispensables pour assurer la transmission et la survie de l’ADN. En revanche, vivre un quatrième âge en pleine forme n’est sans doute qu’un Iuxe, qui rappelle tout à fait les chevilles maîtresses de qualité supérieure du ModèleT.